
PEUT-T-ON POURSUIVRE AU CIVIL UN AGRESSEUR SEXUEL
NON DOUÉ DE RAISON?
TROUBLES MENTAUX ET POURSUITE CIVILE POUR VIOLENCES SEXUELLES
Malheureusement il arrive fréquemment qu'une Victime de violences sexuelles nous consulte afin d'entamer des procédures civiles en indemnisation contre son agresseur qui est atteint de troubles mentaux.
Peut-t-on faire quelque chose dans cette situation?
La réponse est loin d'être facile...
Législation applicable
Voyons plus en détails les articles du Code civil du Québec pertinents:
4. Toute personne est apte à exercer pleinement ses droits civils.
Dans certains cas, la loi prévoit un régime de représentation ou d’assistance.
1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.
1459. Le titulaire de l’autorité parentale est tenu de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute du mineur à l’égard de qui il exerce cette autorité, à moins de prouver qu’il n’a lui-même commis aucune faute dans la garde, la surveillance ou l’éducation du mineur.
Celui qui a été déchu de l’autorité parentale est tenu de la même façon, si le fait ou la faute du mineur est lié à l’éducation qu’il lui a donnée.
1461. La personne qui, agissant comme tuteur, curateur ou autrement, assume la garde d’un majeur non doué de raison n’est pas tenue de réparer le préjudice causé par le fait de ce majeur, à moins qu’elle n’ait elle-même commis une faute intentionnelle ou lourde dans l’exercice de la garde.
1462. On ne peut être responsable du préjudice causé à autrui par le fait d’une personne non douée de raison que dans le cas où le comportement de celle-ci aurait été autrement considéré comme fautif.
Pour réussir dans une demande en indemnisation en matière civile, nous devons démontrer les éléments essentiels qui sont : (1) La faute ; (2) Le dommage ; (3) Le lien de causalité entre la faute et le dommage. L’entièreté des éléments doivent être démontrés, il peut par exemple y avoir une faute et une absence de dommage ou un dommage et une absence de faute. Même chose pour le lien de causalité, on peut avoir une faute et un dommage mais ne pas être capables de démontrer le lien de causalité entre les deux.
Présomption d’aptitude et notion de faute, éléments clés en matière de responsabilité civile
Toute personne est présumée apte. Il appartient donc à celui qui veut démontrer son absence de discernement d’en faire la preuve. La détermination de la présence ou l’absence de raison est une question de fait qui s’apprécie au moment où l’acte a été commis. Nous allons explorer dans la jurisprudence analysée plus tard comment cette notion est interprétée par les juges en matière civile.
Comme mentionné, entre autres à l’art.1457 al. 2. C.c.Q., pour commettre une faute et ainsi remplir la première condition de la responsabilité civile, la personne doit être douée de raison. Si elle n’est pas douée de raison -une question de fait qui s’apprécie au moment où l’acte a été commis -, elle ne peut pas, au sens du droit civil québécois, avoir commis une faute civile. Également, ce n’est pas suffisant que la personne souffre d’une maladie mentale – il faut que cette maladie mentale l’empêche d’avoir une capacité de discernement. Si c’est le cas, elle commet un fait illicite seulement et sa responsabilité ne peut pas être engagée.
Le régime Québécois de la responsabilité extracontractuelle consacre l’aptitude à répondre du préjudice causé personnellement à autrui. Le principe traditionnel de la capacité mentale de discerner le bien du mal pour être responsable demeure. Le fait fautif doit émaner d’une volonté libre et consciente. La faculté de discernement n’est donc pas une simple exigence de forme ou de bons sens, mais un élément essentiel de l’imputabilité civile[1].
Voir, entre autre, l’affaire L’Heureux c. Lapalme[2], ou la cour supérieure s’est prononcée sur la faculté de discernement, en tant que considération de fait à prouver selon la prépondérance des probabilité, requise en matière de responsabilité civile personnelle.
NON CRIMINELLEMENT RESPONSABLE EN DROIT CRIMINEL EN RAISON DE TROUBLES MENTAUX
Ce n’est pas parce qu’une personne a été jugée non criminellement responsable pour un crime donné que nécessairement elle n’a pas commis de faute civile.
Tant en matière criminelle qu’en matière civile, une présomption d’aptitude prévaut : il faut donc démontrer l’inaptitude de l’agent, qui demeure une question de fait. Le recours à des témoignages de psychologues et de psychiatres ainsi qu’à des rapports d’expertise est opportun en ce sens. L’individu doit totalement être privé de raison au moment où il commet l’acte illicite et dommageable. Il ne peut agir dans un intervalle de lucidité.
Voyons quelques jurisprudences pertinents pour bien comprendre cette notion.
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Succession de R.M. c. Ro. B[3]., :
Une des décisions les plus récentes en la matière : Dans ce dossier, le défendeur avait tué son voisin. Dans le dossier criminel pour le meurtre, l’accusé a été reconnu non criminellement responsable pour troubles mentaux. Le défendeur avait également harcelé la personne pendant des années avant de commettre le meurtre.
Le juge en chambre civile n’a pas retenu la responsabilité du défendeur pour les dommages découlant du meurtre de son voisin, étant donné qu’il était dépourvu de raison au point de perdre sa capacité de discernement. Il ne pouvait donc pas commettre une faute au sens du droit civil québécois. Cependant, aucune preuve n’a été établie dans ce dossier qu’il n’avait pas la capacité de discernement au moment des nombreuses années durant lesquelles il a harcelé ses voisins. En conséquence, il a été condamné à payer un montant d’indemnisation pour dommages moraux et punitifs sur ce volet.
Également, dans le dossier civil, la femme du défendeur était poursuivie pour faute. Or, le juge a conclu qu’elle ne pouvait pas être tenue responsable en vertu de l’article 1461 C.c.Q., puisqu’à aucun moment avant la commission du crime son mari n’a fait l’objet d’un quelconque régime de protection (curatelle, tutelle) ou n’était autrement sous la garde de son épouse. Également, le juge a conclu que l’épouse n’avait pas non plus commis une faute d’omission, car elle ne pouvait prévoir et empêcher le meurtre.
Toutefois, pour ce qui est du harcèlement, l’épouse a été témoin des comportements harceleurs de son mari envers ses voisins et n’avait rien fait pour l’arrêter. Sa responsabilité était donc retenue sous l’art. 1457 C.c.Q. et sur la base du principe des troubles de voisinage.
Preuve déposée dans le dossier :
Quelle fut la preuve déposée dans ce dossier civil pour que le juge conclut que le défendeur ne peut pas commettre une faute civile en raison qu’il n’était pas doué de raison au sens du droit civil québécois au moment du meurtre et qu’il n’avait pas la capacité de discernement?
Un diagnostic de trouble délirant assorti d‘une dépression secondaire a fait en sorte que le défendeur a été déclaré non criminellement responsable dans le dossier criminel.
Ce verdict, ne peut, en soi, faire preuve de l’incapacité de discerner le bien du mal de ce dernier au moment du meurtre de son voisin, mais il s’agit d’un fait juridique qui, ajouté au rapport d’expert sur sa santé mentale qui a été déposé par les avocats de la défense, permet d’évaluer sa capacité de discernement. Or, étant donné la preuve médicale, le jugement rendu en matière criminelle et la preuve documentaire, le juge civil conclu que le jour du drame, le défendeur n’avait pas la capacité de discernement. En conséquence, sa responsabilité civile n’a pas été retenue, incapable de faute, telle qu’elle est comprise en droit civil québécois.
Donc, le jugement pénal demeure un fait juridique qui peut être admis en preuve. Eu égard aux circonstances et aux fins particulières pour lesquelles il est mis en preuve, il peut se voir reconnaitre une autorité de fait et donc avoir une influence, soit quant à son résultat, soit quant à certains éléments de son contenu[4].
Le rapport d’expertise dans le dossier criminel de l’accusé fut rédigé par Dr. Pierre Gagné, qui avait pour mandat d’établir si le défendeur était ou non privé de raison, au sens de l’article 1457 C.c.Q. au moment du meurtre. Pour ce faire, le Dr. a bénéficié de différentes sources d’information comme une rencontre avec monsieur de quelques heures. En outre, il a examiné les évaluations psychiatriques effectuées à Pinel, avant la tenue du procès pour meurtre. Le diagnostic retenu est un trouble délirant avec dépression secondaire. C’est ce diagnostic qui sera présenté lors du procès et ultimement, fera en sorte que l’accusé sera déclaré non criminellement responsable.
Au civil, le Dr. Gagné rencontre le défendeur quelques 5 ans suivant le crime et il conclut qu’au moment du meurtre, le défendeur présentait un trouble psychotique délirant qui le rendait incapable de discerner le bien du mal et incapable d’exercer son jugement. Le Dr. a également témoigné à cette audience pour présenter ses observations.
En conclusion, une personne privée de raison ne peut être tenue responsable du préjudice qu’elle cause à autrui et ce, peu importe qu’elle ait préalablement bénéficié d’un régime de protection ou non.
La Responsabilité pour le fait d’autrui :
Si nous ne pouvons pas prouver une faute au sens du droit civil québécois, nous devons se tourner vers les autres articles du C.c.Q. et voir si une autre personne peut être responsable pour autrui. Les articles 1459, 1461 et 1462 C.c.Q. doivent donc être analysés ici. Parfois, une victime peut intenter son recours contre ceux qui avaient la garde de la personne inapte dans les limites posées par ces articles.
L’article 1461 C.c.Q.
Pour que cet article reçoit application, il faut que la personne qui agit comme tuteur, curateur ou qui assume la garde d’un majeur non doué de raison ait elle-même commis une faute intentionnelle ou lourde. Une telle règle se justifie par le souci d’assurer une certaine protection aux personnes que l’État veut encourager à prendre charge d’autrui et qui le font, dans la plupart des cas bénévolement, voir par exemple la Loi sur le curateur public[5].
Trois conditions sont nécessaires pour l’application d’une telle responsabilité :
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L’existence d’une garde;
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L’incapacité de l’auteur du dommage;
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Le fait illicite de l’auteur du dommage
En outre, le législateur impose un standard élevé à la responsabilité des gardiens de majeurs non doués de raison : il faut que le demandeur démontre de leur part une conduite dénotant soit une faute intentionnelle ou une faute lourde (définie à l’article 1474 C.c.Q. comme celle qui dénote chez son auteur une insouciance, une imprudence ou une négligence grossière). L’ouverture de ce recours est donc limitée aux personnes désignées à cet article. Il faut donc que la personne qui n’est pas doué de raison soit sous un régime de tutelle, curatelle, etc.
Comme nous l’avons vus plus haut dans la décision Succession de R.M. c. Ro. B, l’épouse du défendeur qui était également poursuivie au civil n’a pas été jugée responsable sous cet article 1461 C.c.Q. pour le meurtre commis par son mari puisque son mari n’avait aucun régime de protection d’ouvert au moment du meurtre et que sa femme n’était pas sa tutrice légale.
L’article 1462 C.c.Q.
Demeure le principe général de 1462 C.c.Q. selon lequel les personnes qui exercent un pouvoir général de contrôle ou surveillance sur l’inapte peuvent être tenues responsables du fait illicite commis, soit le comportement de l’individu privé de discernement qui aurait été jugé fautif s’il avait eu cette aptitude. En effet le fait illicite ne peut être qualifié de faute, car il émane d’une personne qui, au moment où elle a commis l’acte entrainant le préjudice, était privée de raison, de manière temporaire ou permanente. Les personnes qui exercent un pouvoir général de contrôle ou de surveillance sur l’inapte peuvent être tenues responsables du fait illicite commis. Encore faut-t-il se demander qui pourront être ces personnes ?
L’article 1459 C.c.Q.
Pour ce qui est de l’article 1459 C.c.Q, la ratio dans la décision phare Laverdure c. Bélanger, rendue sous le Code Civil du Bas-Canada[6] et codifiée aujourd’hui à l’article 1459 C.c.Q. à l’égard des titulaires de l’autorité parentale (tant envers les enfants mineurs qu’envers leurs enfant majeurs inaptes), précise que l’acte de l’enfant, mais également, à certaines conditions, son seul fait sont suffisants au soutien d’une responsabilité pour le fait d’autrui.
Les parents doivent ainsi répondent du simple fait illicite de leur enfant, même si ce fait ne constitue pas une faute imputable à l’enfant lui-même. A pari, le raisonnement s’applique dans le cas d’un gardien d’un majeur inapte car ce dernier est incapable de faute. Il convient d’appliquer la nuance que la faute demeure la base de responsabilité pour le gardien.
La présomption de faute des parents de l’art. 1459 C.c.Q. peut toutefois être repoussée compte tenu des circonstances, par une preuve de l’absence d’une insouciance, d’une tolérance ou d’un manquement grave de la part du titulaire de l’autorité parentale quant à ses devoirs de surveillance et éducation.
Que fait-t-on donc si l’individu en question qui a commis l’acte n’a pas de régime de protection d’ouvert au moment de la commission de l’acte?
Au Québec, un majeur solvable privé de raison temporairement par une cause naturelle, ne peut être tenu responsable civilement. Cette solution est pour le moins choquante, le législateur québécois n’ayant pas prévu qu’une victime puisse obtenir réparation dans cette situation spécifique. En effet, une responsabilité civile personne est proscrite sur la base de l’article 1457 C.c.Q. al. 2..
En France par exemple, il y a une obligation patrimoniale de réparer le préjudice causé à la victime, même si l’individu n’est pas doué de raison. Ce n’est pas la même chose en droit civil québécois. Dans une telle situation, la victime semble dépourvue de compensation…En effet, il reste un vide juridique concernant les faits illicites commis par un majeur non doué de raison qui n’est pas sous tutelle ou curatelle : dans ce cas on peut seulement tenir responsable une personne douée de raison qui est concernée, d’une manière ou d’une autre par les agissements ainsi que par la présence du majeur non doué de raison dans son milieu social.
Par exemple, les parents, tuteurs légaux de leur enfant non doué de raison, demeurent responsables en tant que gardiens de sa conduite après que celui-ci ait atteint l’âge de la majorité. Le tuteur légal qui est conscient de l’état mental de son enfant doit prendre les mesures appropriées, soit pour lui nommer un tuteur, ou un curateur, soit placer l’enfant dans un établissement de santé public, de sorte qu’un personne puisse prendre sa relève et assumer la responsabilité de son enfant devenu majeur non doué de raison. Ainsi, son inaction, son omission ou sa négligence à prendre les mesures qui s’imposent aura pour effet d’engager sa responsabilité non seulement à l’égard de l’enfant mais aussi envers toute victime ayant subi un préjudice suite à un évènement dommageable résultant du fait de ce majeur[7].
Références citées:
[1] Mariève Lacroix, Le cas des inaptes juridiques et leur (ir)responsabilité civile, 2013 54-4 Les Cahiers de droit 811, 2013 CanLIIDocs 546.
[2] L'Heureux c. Lapalme, 2002 CanLII 63281 (QC CS)
[3] Succession de R. M. c. Ro. B., 2018 QCCS 4622;
[4] Ibid., para. 120 et ss.
[5]Loi sur le curateur public, RLRQ c C-81 ;
[6] RQ, c R-8.1, r 2.;
[7] Karim, Vincent, Les obligations, 4e éd., volume 1 (art. 1371 à 1496 C.c.Q.), Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, 1 702 p., para 2782 et ss. ;